18 avenue Alphonse-de-Neuville (Garches - Hauts-de-Seine)


Il y a quelques semaines, j�ai �voqu� l��tonnante analogie entre un joli petit �cottage� de Suresnes et une villa �difi�e par Guimard � Garches, quelques ann�es auparavant. Me souvenant ne pas avoir vu cette �curiosit� depuis des ann�es, j�y suis all� peu de temps apr�s. Et pris un peu la pluie pour vous ! Mais la ballade, vous le verrez, n��tait pas inutile (1).
Le spectacle de cette maison est �videmment toujours aussi douloureux. Certes, depuis la rue, on en reconna�t parfaitement les volumes, con�us par Guimard comme des cubes parfois pos�s les uns sur les autres en porte-�-faux, jusqu�� n�cessiter quelques surprenants esseuliers pour soutenir des d�bordements particuli�rement audacieux. Mais tout le d�cor a disparu : les ouvertures ont �t� enti�rement refaites - et plut�t r�duites qu�agrandies -, leurs entourages de pierre supprim�s, les ferronneries d�truites, les toitures ing�nieuses remplac�es par une couverture �quivalente par la fonction, mais tr�s simple et d�une banalit� confondante. Le tout a �t� b�tonn�, jusqu�au sublime garde-corps en m�tal de la terrasse, �chang� contre une balustrade en ciment du plus cruel effet. Evidemment, c�t� jardin, toute trace d�Art Nouveau a �t� aussi volontairement �limin�, en particulier les �tonnantes b�quilles de bois qui supportaient un grand balcon sur toute la hauteur de l��difice. On pourra apprendre, ici ou l�, que subsistent un vitrail, une grille de soupirail, la mosa�que du vestibule, ou m�me l�escalier tout entier. On s�en r�jouira, mais pas au point d�accepter la perte du reste, beaucoup plus cons�quent !


Malgr� cet �tat des lieux d�sesp�rant, une visite � Garches appara�t fort instructive. Car toute maison s�appr�cie aussi dans son environnement. Et celle-ci, aujourd�hui devenue la villa �Beauvoir� (2), b�n�ficie d�un cadre vraiment magnifique, dans le creux d�une belle courbe, au milieu d�une rue tr�s tranquille, et continue � jouir de son fantastique panorama, m�me si le quartier, depuis 1899, s�est beaucoup construit. L�architecte a probablement imagin�, en insistant sur le caract�re profond�ment m�di�val d�une maison surgissant au d�tour d�un virage, la surprise que son �castel� provoquerait chez ceux qui le d�couvriraient. Et c�est vrai : malgr� l��tat fantomatique de la maison proprement dite, l�effet est toujours aussi saisissant, gr�ce � la conservation, inesp�r�e, de sa grille d�entr�e, sauvage, mena�ante, formant comme une s�rie de vagues se gonflant avant de d�ferler. Il n�est pas hasardeux d�en parler comme du chef-d��uvre de Guimard dans ce domaine pr�cis, la grille du Castel Henriette, � S�vres - r�alis�e � la m�me �poque -, ayant �t�, en comparaison, d�une sagesse presque trop sage. Il y a vingt ans, la cl�ture de Garches n��tait pas visible : le lierre, plant� au moment m�me de la construction, la cachait enti�rement. Aujourd�hui, elle est non seulement parfaitement d�gag�e, mais elle para�t aussi soigneusement entretenue, m�me si elle est � l�heure actuelle peinte en deux tons diff�rents...
En cherchant un peu � conna�tre l�histoire de cette maison, on s�aper�oit rapidement qu�il y existe des failles et des erreurs. Il nous faut donc reprendre, sommairement, tous les �l�ments du dossier. Et avec l�aide des trente-trois dessins conserv�s pour cette maison dans le fonds Guimard du mus�e d�Orsay.


D�abord, son nom et sa commanditaire. On a parfois appel� la maison �Castel Canivet� (nous verrons qu�il pourrait �tre logique) ou �Modern� Castel� (d�apr�s le titre d�une carte postale ancienne). Mais les rares images d��poque ne montrent, apparemment, aucune plaque ou inscription sur la cl�ture ou son portail qui permettraient de retrouver le nom �officiel� de l��difice. Ainsi, contrairement � la Bluette, au Chalet blanc, au Castel Henriette ou au Castel Val, il se pourrait bien que la maison de Garches n�ait pas eu de nom pr�cis. Sauf, peut-�tre, en septembre 1898, �poque � laquelle une certaine Mme Aoust semble la premi�re commanditaire du �Castel Craon�, pr�cis�ment situ� entre l�avenue Alphonse-de-Neuville et la sente des Ch�taigniers. Sept dessins du fonds Guimard se rapportent � ce premier projet, tous les autres concernant la �propri�t� de Mme M. Canivet�, dont le pr�nom semble avoir M�lanie. Les dessins sont alors dat�s des mois d�avril, septembre et novembre 1899. Malheureusement, aucune de ces dames - ou la m�me, s�il lui arriva de se remarier entre 1898 et 1899, s�offrant ainsi un joli nid d�amour pour elle et son nouveau mari - ne semble appartenir au cercle assez ferm� des commanditaires de Guimard, g�n�ralement li�s entre eux par des rapports de famille ou d�amiti�. Peut-�tre a-t-elle tout simplement rencontr� son futur architecte dans les milieux catholiques qu�il fr�quentait au d�but de sa carri�re. Pour combien de familles la maison, tr�s grande (3), �tait-elle pr�vue ? Peut-�tre, au moins, pour la dame et pour son fils (tr�s hypoth�tique personnage que la litt�rature a parfois �voqu�). Mais sur ce point, aussi, rien n�est certain.
Quand se s�para-t-elle de sa demeure ? En cherchant sur le net, j�ai trouv� un site (4) qui propose la date de 1918. Mme Canivet l�aurait alors revendue � Jacques-Georges L�vy, qui fut l�un des premiers amants d�Arletty. L�information confirmerait donc - ce que je savais d�j� -, que la com�dienne a habit� le Modern� Castel. D�ailleurs, la page trouv�e sur internet cite quelques lignes d�une interview o� la maison est clairement �voqu�e : �J'avais � Garches une tr�s belle maison, modern style. L�, j'ai �t� g�t�e... Elle existe toujours. On avait une tr�s belle vue sur Paris et sur le bois de Boulogne (5), avec l'observatoire de Meudon en face. Cette villa �tait l'�uvre de Guimard, quant � la d�coration, c'est Louis Majorelle (6) qui s'en �tait occup�. Des signatures ! La chambre � coucher (en acajou cerise orn�e de fleurs de lotus en cuivre) a �t� expos�e aux Arts-d�cos en 1933. Elle est toujours au mus�e. A Garches, j'avais Coco Chanel et Henry Bernstein pour voisins."
Quelque chose se passe ensuite, entre 1936 et 1938, la villa �tant alors devenue une maison de repos. Selon le bel ouvrage de Jean-Pierre Lyonnet et Bruno Dupont, �Guimard perdu�, l��difice aurait alors �t� agrandi d�une trav�e. A propos des photographies de cette �poque qui y sont reproduites, les auteurs parlent d�une imitation malhabile du style de Guimard. Mais leur jugement est fond� sur l�analyse de clich�s d�une qualit� m�diocre, et sans consid�rer qu�� cette date, personne ne se serait amus� � pasticher l�Art Nouveau, d�j� consid�r� comme vieillot, ridicule et vulgaire. Selon le m�me ouvrage, la maison aurait enfin subi, apr�s la Seconde Guerre mondiale, le traitement que nous devons d�plorer aujourd�hui.

Maintenant, venons-en aux constatations, qui nous viennent de la merveilleuse grille de cl�ture. De part et d�autre du grand portail d�entr�e - aujourd�hui tristement remplac� par des poteaux en b�ton et des portes en bois, d�un d�plorable effet... -, le motif de vague formait six trav�es � gauche et sept � droite. A l�extr�mit� de la propri�t�, toujours � droite, deux poteaux encadraient une petite porte �troite. Les cartes postales d��poque permettent, heureusement, de conna�tre l�int�gralit� du d�veloppement de cette cl�ture au moment de son ach�vement. Or, que voyons-nous actuellement ? Nous retrouvons bien les six vagues de gauche et les sept autres de droite, mais ces derni�res sont prolong�es par un autre portail, ravissant, avant les deux piliers et leur petite porte. On doit donc en conclure qu�il y a eu un agrandissement, dont Guimard est l�auteur, car le portail actuellement visible - et contrairement � ce qu�en dit l�ouvrage d�j� cit� -, n�est pas la grande entr�e de ma�tre, qui aurait �t� simplement d�plac�e : il est beaucoup plus bas et ses poteaux de pierre, fort proches de ceux de la Bluette - villa construite � Hermanville, dans le Calvados - sont sym�triques. Or, l�origine, le portail principal permettait l�acc�s aux voitures, mais avait aussi une porte adjacente pour les pi�tons ; le pilier qui les s�parait portait la longue cha�ne d�une sonnette.


L�entr�e de ma�tre a donc disparu, mais elle n�a pas pu �tre simplement d�plac�e et modifi�e, puisque la grille n�a pas �t� amput�e. Un morceau de terrain a donc �t� achet�, sur la droite, � une propri�t� close o� aucune maison n�avait sans doute �t� construite : l��difice aujourd�hui visible � la droite du Castel Craon est modeste, ant�rieur � la Premi�re Guerre mondiale, mais n�anmoins post�rieur � la maison de Mme Canivet. On �difia alors un second portail, � l�usage du gardien, et on d�pla�a la petite porte de service, avec ses deux piliers. Ce travail a �t� fait trop proprement pour ne pas avoir �t� con�u par Guimard lui-m�me. C�est peut-�tre � cette occasion que l�entr�e principale, � l�origine tr�s ajour�e, a �t� renforc�e par des plaques de fer d�coup�. Une observation attentive montre que, malgr� leur d�placement, les deux piliers ont conserv� leur porte d�origine, qui n�est curieusement pas de Guimard. Le jardinier n�avait peut-�tre pas droit � une entr�e dessin�e par le ma�tre, qui aurait ainsi marqu� sa condition subalterne. Cela ne nous �tonnerait pas de ce grand architecte... qui pouvait �tre extraordinairement m�prisant !

A une �poque �videmment post�rieure � la construction de la maison, on �difia donc une maison de gardien - si simple qu�on h�site, aujourd�hui, � la supposer de Guimard lui-m�me -, accompagn�e un agrandissement de la cl�ture de la propri�t�. Il ne serait ainsi pas impossible qu�� cette m�me �poque, une seconde campagne de travaux ait �t� r�alis�e sur la villa elle-m�me, augment�e d�une trav�e lat�rale. L�artiste a plusieurs fois retouch� ses �difices : le Castel Henriette a ainsi �t� modifi�, perdant alors sa curieuse tour, et le Chalet Blanc de Cabourg eut �galement droit � une trav�e suppl�mentaire, perdant alors son nom pour devenir �La Surprise�.

Que s�est-il donc pass� apr�s la guerre de 1914 ? L��tat actuel de la maison, pour la plupart des �tudes relatives � Guimard, daterait du milieu des ann�es 1930, � l��poque o� elle fut transform�e en maison de repos. Il n�y aurait donc pas eu de pr�c�dente atteinte � l�esth�tique initiale de la maison. Or, que montrent les photographies du �Guimard perdu� : une sorte d��trange jardin d�hiver, dont les vitres s�appuient sur le beau balcon d�angle du premier �tage et, surtout, la trav�e suppl�mentaire, que l�ouvrage dit �tre un �pastiche� de Guimard, et que nous pensons au contraire �tre un ajout tardif - vers 1903 - de l�architecte lui-m�me : la forme des ouvertures appartient bien � son vocabulaire, comme le dessin et la nature des nouveaux balcons. Surtout, la jolie d�coration japonisante d�un grand mur de briques, simple et harmonieuse, ne saurait avoir �t� fait par quelqu�un d�autre. On devra donc conclure de l�observation de ces images, que la maison a subi, entre 1899 et 1935, quelques menus am�nagements, principalement destin�s � am�liorer le confort des occupants (le jardin d�hiver) ou la stabilit� de l��difice (affreux soutien en b�ton de l�encorbellement de la trav�e suppl�mentaire ; nouvel �tai, bien disgracieux, d�un �l�ment en saillie, sur la fa�ade sur rue).
La simple �tude d�une grille permet ainsi d�avancer beaucoup de nouvelles hypoth�ses sur l�histoire de la maison. Fort mal connu, et tr�s peu document� (8), le Modern� Castel est malheureusement rest� un chantier presque anecdotique, sur lequel les principales �tudes consacr�es � l��uvre de Guimard ne s�appesantissent jamais. Il en aurait certainement autrement si le temps avait pu nous la transmettre dans un �tat plus satisfaisant ! Longtemps cach�e, sa belle grille ne lui a pas non plus permis de se hausser � la hauteur des chefs-d��uvre, ce qu�il est pourtant, incontestablement. La maison, qui affirmait avec puissance l�origine m�di�vale de l�Art Nouveau, fut certainement l�un des chantiers les plus importants et les plus luxueux de Guimard au cours de ses meilleures ann�es cr�atives, entre 1898 et 1900.


(1) Afin que cet article, un peu d�velopp�, soit suffisamment clair, j�ai enlev�, dans l�article sur Suresnes, les deux images du castel de Garches que j'y avais initialement plac�es, les trouvant plus utiles ici.
(2) On se demandera en vain la raison de cette appellation, sinon une incompr�hension du nom du parc de Beauveau-Craon, dont le lotissement est � l�origine de la construction projet�e par Guimard.
(3) Guimard �tait un sp�cialiste des petites parcelles et des terrains difficiles. Il en r�sulte que, en dehors de cette maison de Garches et du plus tardif h�tel Nozal, ses maisons particuli�res sont en g�n�ral de dimensions tr�s modestes.
(4) Cette page, �www.archi.fr/CAUE92/c/2/p1.htm�, est loin d��tre inint�ressante, mais la notice du Modern Castel est faite de morceaux de textes, emprunt�s � des textes plus anciens (mais sans aucune r�f�rence) et recopi�s avec de vilaines �tourderies qui ne sont pas sans saveur : par exemple, on y apprend qu�Humbert de Romans �tait une famille de commanditaires de Guimard, alors qu�il fut un tr�s aust�re dominicain du XIIIe si�cle, auquel on emprunta le nom pour l�offrir � l��ph�m�re salle de concerts de la rue Saint-Didier.
(5) Il aurait �t� certainement difficile de voir le bois de Boulogne depuis la maison. Arletty �voquait plus certainement le parc de Saint-Cloud, qu�elle avait effectivement � ses pieds.
(5) L�information est tr�s sujette � caution. Que Guimard n�ait pas r�alis� le mobilier de la maison est tr�s probable, d�abord parce qu�aucun meuble, � ce jour, ne semble en provenir ; d�autre part parce qu�il y a tout lieu de croire que la construction de la villa fut, en soi, une d�pense extraordinaire. Aucun dessin de meubles, dans le fonds Guimard du mus�e d�Orsay, ne peut d�ailleurs �tre mis en relation avec la maison de Mme Canivet. Que Majorelle ait �t� l�auteur de cette d�coration, si elle est possible, n�est pas forc�ment cr�dible. Le nom de Louis Majorelle est probablement le premier qu�on prononce pour �voquer un mobilier Art Nouveau... C�est en tout cas la r�f�rence qui vient imm�diatement � l�esprit. Un peu trop facilement, sans doute.
(7) Ce second portail existait peut-�tre d�s l�origine, mais ouvrant sur une autre partie de la propri�t�. L�une des deux cartes postales �Style Guimard� laisse supposer un tr�s grand terrain � flanc de coteau. L�achat d�une nouvelle parcelle sur la rue s�est peut-�tre accompagn� d�une session d�une partie du jardin, difficile � utiliser comme tel � cause de sa tr�s forte pente. On en aura alors profit� pour enlever le petit portail annexe, peut-�tre situ� � l�angle de la rue de la C�te-Saint-Louis et de la sente des Ch�taigniers, o� il aurait pu faire un bien joli effet.
(8) Le mat�riau documentaire se r�sume, en effet, � la trentaine de dessins du fonds Guimard - qui n�offrent pas tous un int�r�t de premier plan - � quelques cartes postales, montrant la villa de fa�on tr�s incompl�te, et aux rares photographies des ann�es 1930 publi�es par Lyonnet et Dupont. Les deux images (n�3 et 14), incluses par l'architecte dans sa s�rie "Le Style Guimard", ont un int�r�t documentaire ind�niable, puisqu'on y trouve la seule vue compl�te de la fa�ade arri�re datant de 1899. Mais il s'agit de photographies de chantier - les fen�tres y sont encore z�br�es au blanc d'Espagne, comme on le fait couramment pour indiquer aux ouvriers que les vitres viennent d'�tre pos�es - et la belle cl�ture n'a donc pas encore remplac� la simple palissade qui fermait la propri�t� pendant la construction.