Document n�4 : L�Italie et l�Art Nouveau


�L�id�e que l�art moderne doit se renouveler, ne re�ut point en Italie un bon accueil ; la critique, officielle surtout, ne put cacher, � ce sujet, sa surprise et sa r�pugnance. Mais, partout, cette id�e a ses ennemis ; et les Revues d�art nous montrent, chaque jour, qu�� c�t� d�approbateurs enthousiastes, l�Art Nouveau a des opposants acharn�s. Les opposants - et parmi eux il y a des esprits qui, dans bien des choses, ne se montrent pas arri�r�s - sont-ils vraiment persuad�s que l�actuel mouvement est artificiel et sans fondement ? [...]
Bien que cela arrive un peu partout, en Italie, l�imitation de l�ancien va au del� du raisonnable ; et le genre de cette imitation est ici plus funeste que dans les �coles fran�aises et anglaises, par exemple, o� la tradition des pays porte plut�t � l�art du Moyen Age qu�� celui de la Renaissance. En Italie, c�est surtout la renaissance qui triomphe, avec ses sym�tries, ses formules compass�es qui refroidissent l��motion ; et dans cette Revue, o� il est permis d�exprimer toute id�e qui soit la sinc�re manifestation d�une conviction profonde, laissez-moi souhaiter � mon pays que, le plus t�t possible, y arrive le jour dans lequel tout le monde reconna�tra que la Renaissance, en ce qui concerne l�architecture et les arts qui en d�pendant, a �t�, pour nous, un engouement d�sastreux et une superstition dangereuse.
Donnez donc un coup d��il aux programmes de nos Ecoles ; vous vous apercevrez ais�ment combien elles sont en retard sur le mouvement des id�es esth�tiques modernes. Et si par ci par l�, dans nos Ecoles, va commencer � poindre la lumi�re de la libre esth�tique, cela est l��uvre de quelque professeur solitaire ou de quelque professeur qui s�est trouv�, presque sans le savoir, dans le mouvement des id�es qui excitent les artistes � se renouveler. En cons�quence, dans nos Ecoles, parfois quelque essai de libert� peut se produire, mais les effets s�rieux nous les verrons dans l�avenir. [...]
En de telles conditions, il est impossible que les Ecoles italiennes puissent contribuer s�rieusement au rajeunissement esth�tique qui nous concerne ; et celles de nos Ecoles o�, par impulsion du mouvement artistique qui vise � cr�er des artistes ind�pendants, on a introduit la libert� du style moderne, ces Ecoles, h�las ! ne savent indiquer aux �l�ves que les Revues anglaises, allemandes, fran�aises qui s�int�ressent � l�Art Nouveau ; ainsi les �l�ves qu�autrefois initiaient le Moyen Age et la Renaissance, d�apr�s les ouvrages anciens, aujourd�hui copient le flor�al et les �coups de fouets� des meubles, bronzes, fers forg�s, tapisseries que nous apportent les Revues �trang�res. Car l�Italie ne poss�de pas une seule Revue consacr�e � l�Art Nouveau ; et la plus importante publication d�art d�coratif a commenc� seulement, depuis peu, � donner des essais et � publier des articles sur le mouvement de l�esth�tique moderne. Le dernier article a �t� sur l�Art Nouveau en France avec dessins � l�appui, dessins de MM. Lalique, Wolfers, Robert, Sauvage, Chalon, et des paroles sympathiques adress�es � M. Guimard et � M. Bing et ses collaborateurs du Pavillon de l�Art Nouveau.
On peut donc affirmer que, en Italie, le mouvement l�Art Nouveau a commenc� hors des Ecoles, et a �t� produit par quelque �crivain et quelque artiste, de m�me que par l�excitation et l�exemple de l�Etranger.
Cela prouve, pourtant, que nous sommes �en marche� ; mais le chemin d�j� parcouru est tr�s peu de chose � c�t� de celui des pays �trangers ; quoiqu�il en soit, la v�rit� est que la P�ninsule est la derni�re arriv�e, et l�art �d�avant-garde� a chez nous, pour le moment, plut�t des copistes que des artistes.
Que mon jugement soit parfaitement exact c�est ce qui peut �tre d�montr� de tous c�t�s. Voici ce qui arrive � Venise. De deux en deux ann�es, dans cette ville, s�ouvrent des Expositions internationales d�art ; dans l�avant derni�re Exposition on y introduisit l�art d�coratif ; mais, ne voulant pas avoir ici une Exposition usuelle, on fixa qu�� Venise �taient accept�s seulement les objets ayant un caract�re d�art bien personnel et con�us en dehors de toute imitation des anciens styles. Il arriva alors, � l�ouverture de l�Exposition, que les galeries d�art d�coratifs �taient d�sertes, en ce qui concerne le concours d�artistes italiens ; et, se promenant dans ces galeries, on ne voyait que des ouvrages �trangers. [...]� (Alfredo Melani, dans �La Construction moderne�, 28 juin 1902, p. 460-461)


Les propos tenus par Alfredo Melani, architecte italien et collaborateur r�gulier de �La Construction moderne�, ne sont pas sans clairvoyance. Son article fut �crit au moment o� se tint, � Turin, une exposition internationale des arts d�coratifs qui fit date, et en premier lieu pour le caract�re � la fois audacieux et unitaire de tous ses pavillons. On eut, en effet, la bonne id�e d�en confier la conception � un seul architecte, Raimondo D�Aronco (1857-1932). Tr�s impr�gn� par la Secession autrichienne, D�Aronco donna � tous ses b�timents un air de famille unique, m�prisant assez largement les particularismes esth�tiques de chaque pays, comme on en avait jusque l� l�habitude : on aurait donc �t� bien en peine de pouvoir diff�rencier le pavillon belge du pavillon japonais ! Mais les images qui nous restent de l�exposition de Turin de 1902 signalent imm�diatement la destination et leur auteur, tant il sut faire �uvre originale. Dans l�histoire de l�Art Nouveau, cette exposition est particuli�rement importante car elle est presque le pr�lude de l�entr�e de l�Italie dans le mouvement, alors que celui-ci commen�ait � s�essouffler dans la plupart des autres pays europ�ens.
Globablement, l�analyse de Melani appara�t relativement juste. Le poids d�une histoire complexe et d�une grande tradition culturelle, pesante par sa richesse m�me, ont conduit la modernit� � se d�velopper essentiellement dans les r�gions industrielles septentrionales, ou dans quelques villes o� exer�ait un architecte particuli�rement audacieux, comme Ernesto Basile � Palerme.
N�anmoins, m�me s�il resta plus confidentiel, l�Art Nouveau italien existe bel et bien. Il demande seulement plus d�efforts pour �tre d�couvert. Mais que de surprises apr�s tant de recherches ! Je ne prendrai que l�exemple de Florence, o� brilla une sorte de diamant solitaire : Giovanni Michelazzi (1879-1920).

Voil� qui serait singulier : aller dans le berceau des M�dicis pour y voir autre chose que Fra Angelico, Michel-Ange ou Lucca della Robbia ? Oui, il peut y avoir une vie florentine en dehors du mus�e des Offices, du palais Pitti, des jardins Boboli, m�me si les p�pites sont principalement regroup�es dans des quartiers excentr�s. Sur ce point, on ne s��tonnera pas : l�urbanisme florentin �tait pratiquement achev� d�s la fin du XVIe, et la construction de quelques �glises baroques suffit � donner � la vieille cit� son aspect d�finitif. Michelazzi profita donc d�un d�veloppement urbanistique, dans la p�riph�rie sud de la ville, pour exercer son art surprenant...


Int�ressons-nous ici � trois de ses �difices - en vous laissant le soin de d�couvrir les autres. Le premier est le ravissant Villino Bruggi-Caraceni, situ�e au 99, via Scipione Ammirato (1911), une maison tr�s ostensiblement sign�e et dat�e sur le linteau de la petite loggia d�angle. L�architecte y montre une culture tr�s internationale : caract�re autrichien (1) des toitures et des ornements des ch�neaux, influence plus fran�aise dans le dessin des ouvertures en forme de champignon. Mais Michelazzi reste n�anmoins italien par l�emploi du marbre et par le caract�re profond�ment baroque des draperies ornementales, r�alis�es par Galileo Chini avec les ateliers de l�Arte della ceramica qu�il avait fond�s en 1897. On admirera particuli�rement les nombreux petits d�tails, tous merveilleusement r�alis�s, qu�il s�agisse des garde-corps m�talliques, d�inspiration florale, ou les �tranges t�tes d�animaux qui ornent certaines ar�tes de murs, gracieusement iris�es. On h�site � y voir des oiseaux. Peut-�tre s�agit-il tout simplement de hiboux.


L�inspiration tr�s h�t�rog�ne de Michelazzi trouve son expression la plus parfaite dans ses deux maisons des 9 et 13, via Giano della Bella. Mais la plus �tonnante des deux est certainement la seconde, le Villino Giulio Lampredi (�difi� entre 1908 et 1912), avec ses deux gigantesques dragons de pierre, beaucoup plus amusants qu�effrayants, soutien du balcon plac� juste au-dessus de la porte d�entr�e. La maison adopte un rythme ternaire et sacrifie � la sym�trie la plus parfaite. Mais, dans un cadre aussi strict, quelle libert� ! D�abord dans la d�coration des fen�tres de l��tage, inscrite dans de beaux cercles ornementaux, dans la pr�sence de colonnes surprenantes, servant de socles aux fameux dragons. Mais aussi par l�introduction de sgraffite qui montre une importante influence belge, o� ce syst�me de peinture murale ext�rieure est pratiqu� de fa�on presque exclusive.
J�ai eu la chance de pouvoir entrer � l�int�rieur de cet �difice. Ma d�ception fut vive, car rien n�y �voque l�Art Nouveau, ni de pr�s, ni de loin. La maison est petite et ses espaces sont modestes. Il semblerait qu�ils l�aient toujours �t�. On n�y trouve donc aucun puits de lumi�re int�ressant, aucun vitrail... A moins qu�un r�am�nagement complet ait totalement effac� la trace d�une d�coration initiale, on peut sans doute en conclure que Michelazzi ne s�est ici int�ress� qu�� la fa�ade. Ce qui ne surprendra sans doute pas, le quartier ayant gard� son aspect de banlieue ; les aristocrates florentins ont toujours habit� dans le centre de la cit�.


Notre int�ressant architecte, apparemment isol� dans cette modernit� tr�s locale, construisit apparemment un seul b�timent � l�int�rieur des limites historiques de la ville, au 26 via Borgognissanti. Cette maison urbaine tr�s �troite, destin�e � abriter un commerce au rez-de-chauss�e, avoue une nouvelle fois l�influence autrichienne qui pesa tant sur l�art du Florentin, notamment par la pr�sence de personnages monumentaux, d�aigles aux ailes d�ploy�es, de luminaires imposants d�bordant largement sur la rue. Mais l�aspect tr�s dessin� de l��difice fait aussi beaucoup penser � l�Art Nouveau belge, qui a maintes fois utilis� ces grandes fen�tres circulaires comme seul ornement d�un dernier �tage. Les historiens ne s�accordent pas pour attribuer cette curiosit� � Michelazzi avec certitude. On y retrouve pourtant bien certains de ses tics d�coratifs, ainsi que son go�t pour des lignes assez nues, fortement marqu�es au compas. Sa paternit�, � mes yeux, ne fait aucun doute, et d�autant mieux que cet architecte de grand talent semble avoir �t� extraordinairement isol� � Florence. Un suiveur, ou un imitateur, n�aurait certainement pas atteint ce degr� de qualit� formelle ; et un architecte de talent aurait sans doute laiss� des traces dans la presse contemporaine, m�me pour une �uvre unique.
Giovanni Michelazzi �tait un �rudit et connaissait parfaitement tout ce qui pouvait se faire d�int�ressant en Europe. S�il entra dans le concert de l�Art Nouveau � une �poque o� le mouvement �tait mort ou moribond, partout ailleurs, il fit, au moins pendant quelques ann�es, la d�monstration d�une inventivit� synth�tique particuli�rement originale.

(1) L�influence viennoise n�est pas aussi insolite qu�il y para�t � premi�re vue chez ce Florentin de souche, puisque Michelazzi fit une partie de ses �tudes aupr�s d�Otto Wagner, le chef de file incontest� de l�architecture de la Secession.