
Jusqu'� une date tr�s r�cente, la myst�rieuse tombe de Nelly Chaumier n��tait connue que par six dessins du fonds Guimard, conserv� au mus�e d�Orsay. Et encore se r�sument-ils � quelques croquis en perspective, suffisamment diff�rents les uns des autres pour ne nous donner aucune certitude quant � l�aspect de l��uvre d�finitive. Si elle avait �t� effectivement r�alis�e ! Le seul dessin assez pr�cis de cet ensemble mentionne le destinataire du tombeau, sugg�re une date de construction autour de l�ann�e 1897, mais malheureusement rien au sujet de la localit� pour laquelle il avait �t� projet� : �Ici repose Nelly Chaumier (1839-1897)�. Dans la plupart de ses curriculum vit� connus, Guimard n�a jamais mentionn� ses r�alisations dans le domaine - mineur - de l�art fun�raire ; cette source �tait donc, d�embl�e, inexploitable.

Les amateurs d'Hector Guimard - pionniers des ann�es 1960, historiens d�art plus r�cents ou m�me simples passionn�s - ont longtemps cherch� ce tr�s hypoth�tique monument fun�raire, au hasard de promenades dans diff�rents cimeti�res, principalement dans la r�gion parisienne ou sur la c�te normande, o� il d�veloppa principalement son activit�. Mais tous les espoirs furent vains, jusqu�� ce que son existence soit enfin signal�e par un particulier � l�association �Le Cercle Guimard�, en 2016. Le myst�re �tait enfin lev� : la tombe de Nelly Chaumier a bien �t� construite, mais dans une charmante petite ville o� il y avait peu de chances de la trouver... sans ce hasard providentiel.
Les dessins d'Orsay proposent tous des variations autour du motif de la croix fun�raire, mais avec d�importantes diff�rences, d'une feuille � l'autre. Sur deux d'entre eux, la croix constitue un motif bien classique et plut�t simple, l'Art Nouveau n'apparaissant que dans la ligne g�n�rale de la s�pulture. Un troisi�me introduit le motif de "c�tes" pour la dalle, sous une st�le plus courte, et le quatri�me insiste sur la fa�ade ant�rieure, lui donnant une curieuse apparence de chemin�e. Enfin, le cinqui�me croquis - le plus extravagant et inventif - fait largement d�border les branches de la croix sur les c�t�s, et insiste sur d'int�ressantes sinuosit�s.

Mais, finalement, aucun de ces croquis ne servit directement � la r�alisation finale : la dalle est devenue tr�s simple, uniquement caract�ris�e par son �trange jeu de c�tes, imitant �videmment les plis irr�guliers d'un linceul, et la croix de la st�le se r�duit au support presque abstrait d'une sorte de casque compliqu�, au joli et int�ressant profil.
Seule l'inscription correspond fid�lement au dessin conserv� dans le fonds Guimard. C'est probablement, dans sa caract�risation d'un joli graphisme, tr�s guimardien, l'�l�ment le plus beau et le plus int�ressant de ce curieux monument fun�raire.
Qui �tait Nelly Chaumier ? Ceci reste encore, pour l'essentiel, un grand myst�re (1). N�anmoins, et gr�ce � internet, il m'a �t� possible de trouver des pr�cisions sur les deux autres occupants du monument, Gabrielle et Ren� Lemesle. En effet, une certaine Patricia recherchait, par le biais d'un forum, des informations sur l'�crivain Dominique Dunois, n�e Marguerite Lemesle (1888-1969), qui avait remport�, gr�ce � son roman "Georgette Garou", le Prix F�mina de 1928. Elle donna des informations biographiques fort int�ressantes sur cette femme de lettres, disant qu'elle avait v�cu � Bl�r� avec sa m�re, et o� son fr�re �tait m�decin. Donnant les dates de ce dernier (Paris, 30 mai 1874 - Bl�r�, 21 septembre 1951), il est �vident qu'elle d�signait ainsi Ren� Lemesle, dont elle ne donnait pas l'identit� pr�cise, mais en le disant n�anmoins mari� �... Gabrielle Chaumier. Gabrielle Lemesle �tait donc, bien �videmment, la fille de Nelly Chaumier, et Ren� Lemesle son gendre. De tout cela, on doit certainement d�duire que "Chaumier" n'�tait pas le nom de jeune fille de la b�n�ficiaire du tombeau, mais son nom de femme mari�e (1).

A propos d'une belle maison de Bl�r�, "Le Belv�d�re", on peut apprendre que l'�difice, construit en 1832 pour un certain Henry Marcel (mort vers 1874), passa par h�ritage au docteur Chaumier, sans doute celui-l� m�me qui poss�da le ch�teau de Plessis-l�s-Tours, qu'il transforma en institut vaccinal, comme en t�moigne une carte postale de 1903. Cet homme semble avoir �t� une personnalit� locale int�ressante, puisque la ville de Tours donna son nom � une de ses rues. Or les m�decins ont souvent trouv� leurs �pouses dans leur propre milieu professionnel. Ren� Lemesle a peut-�tre �pous� la fille d'un confr�re... L'�ventuelle parent� de Nelly Chaumier avec un m�decin �rudit et reconnu (peut-�tre, compte-tenu de son �ge, �tait-elle sa femme ou sa m�re), pourrait �ventuellement expliquer le fait qu'on ait demand� � un "parisien" d'�difier cette tombe (1).

Evidemment, comme souvent, le cimeti�re peut lui-m�me apporter des informations int�ressantes sur les liens �ventuels, de voisinage, d�amiti� ou de famille, entre diff�rentes personnes inhum�es. A quelques rang�es de la s�pulture Chaumier, on peut en effet trouver celle de la famille Hannequin. Or Guimard avait construit, en 1891, deux modestes pavillons d'habitation pour un certain Alphonse-Marie Hannequin, au 145, avenue de Versailles. Ce patronyme n��tant pas forc�ment tr�s courant, il pourrait �tre une piste �ventuelle, quoique fragile, pour comprendre comment Guimard entra en relation avec la famille de Mme Chaumier. Ce Hannequin semble avoir �t� tr�s probablement li� � Louis Jassed�, les deux hommes travaillant pareillement dans l��picerie et habitant sur l�avenue de Versailles, comme Hector Guimard lui-m�me, au d�but des ann�es 1890. Or les Jassed� ont �t�, avant l�aventure du Castel B�ranger, les plus importants clients de l�architecte, qui r�alisa pour eux deux villas - � Paris et � Vanves - ainsi qu�un tombeau, � Issy-les-Moulineaux, en 1895. N�anmoins, on ne peut sans doute pas n�gliger une autre piste, celle d'Auguste Coutollau, dont Guimard r�am�nagea l'armurerie du boulevard de Saumur, � Angers, entre 1896 et 1898. Angers et Bl�r� ne sont �videmment pas des localit�s tr�s �loign�es l'une de l'autre. Tous ces indices, peut-�tre pareillement valables, permettent sans doute de mieux relier entre eux diff�rents projets, tant dans la r�gion parisienne et dans les environs de la Loire.

Contrairement � ce que laisserait entendre le site du "Cercle Guimard", la tombe Chaumier n'est pas la premi�re �uvre Art Nouveau de Guimard. La maison du V�sinet, de 1896, peut pr�tendre plus s�rement � ce titre, et avec plus d'autorit�. Ce tombeau propose assur�ment un style tr�s embryonnaire, mais cette impression r�sulte sans doute d'une grande rapidit� de conception, ce dont t�moignent des sinuosit�s un peu molles, bien d�cevantes pour du Guimard, et peut-�tre aussi un certain manque de conviction... Mais peut-�tre l'architecte n'a-t-il pas enti�rement surveill� la construction effective du monument, r�alis� par le marbrier Pargant - dont la signature figure, avec la sienne, sur le devant du tombeau. Se serait-il content� d'envoyer quelques dessins, accompagn�s de toutes les informations techniques compl�mentaires, pour s��viter un voyage jusqu'� Bl�r�, � une �poque o� le Castel B�ranger r�clamait d�j� l'essentiel de son �nergie ?

Si Nelly Chaumier est morte en 1897, son monument fun�raire date sans doute de l'ann�e suivante, car on n'en trouve nulle trace dans le curriculum vit� r�dig� par Guimard en novembre 1897. Il s'agit pourtant d'un document assez pr�cis, et le seul o� se trouve mentionn�e la totalit� des tombeaux jusqu'alors �difi�s. Il n'aurait probablement pas oubli� ce travail tr�s r�cent, malgr� la rapidit� de sa conception.
La tombe, situ�e en bordure de l'all�e principale et tournant le dos � l'entr�e du cimeti�re pour recevoir les rayons du soleil couchant, est rest�e en assez bon �tat. En un si�cle, on ne peut que d�plorer la coloration grise prise par la belle pierre blanche d'origine. En soulevant la croix, probablement pos�e au moment du d�c�s d'un des conjoints Lemesle, on peut retrouver cette couleur originelle, beaucoup plus blonde. Par ailleurs, l'apparition de lichens a consid�rablement att�nu� l'effet de certains motifs du monument, notamment les curieuses c�tes de la dalle.

En dehors de la maison de Versailles, d�truite mais enfin situ�e gr�ce � la r��dition d'une revue allemande d'architecture, ce ne sont que des monuments fun�raires qui ont �t� red�couverts au cours de ces derni�res ann�es. Leur int�r�t principal est d'appartenir, pour chacun d'entre eux, � une des grandes p�riodes de l'activit� cr�atrice de Guimard : la tombe Grunwaldt (1907), dans le nouveau cimeti�re de Neuilly-sur-Seine, � Puteaux ; le Monument aux Morts du lyc�e Michelet (1920), � Vanves ; et enfin la tombe de Nelly Chaumier, � Bl�r� (vers 1898). Ces d�couvertes peuvent-elles en laisser esp�rer d'autres ? Probablement dans ce domaine de l�art fun�raire : le Cooper-Hewitt Museum conserve, en particulier, un assez beau dessin pour un monument de la grande p�riode classique, tr�s �l�gant et caract�ris� par les ravissants "coquill�s" si typiques des ann�es 1910. Mais dans le domaine de l'architecture proprement dite, ces espoirs demeurent �videmment plus faibles, Guimard ayant pris soin, � plusieurs reprises, de faire la liste de ses �difices. Certes, sa m�moire n�a pas toujours �t� tr�s fid�le et plusieurs de ses chantiers ne figurent pas dans ses diff�rents �inventaires�. Il n'est donc pas impossible de penser qu'il a peut-�tre travaill� pour l'�tranger, notamment dans les pays germaniques o� il se rendit � plusieurs reprises. Dans ces cas-l�, il a pu fournir des dessins, par la suite oubli�s, faute d'avoir pu se rendre sur place pour surveiller concr�tement le chantier.
(1) Tous les �l�ments indiqu�s par cet appel de note sont corrig�s dans le compl�ment ci-dessous.
P. S. : Les vertus d'Internet sont infinies, puisque l'article a suscit� l'int�r�t de Patricia G. - que j'�voquais plus haut - et qui a bien voulu me donner des renseignements compl�mentaires fort int�ressants, notamment un arbre g�n�alogique tr�s complet de la famille Chaumier. On y apprend ainsi que Nelly, fille d'Armand-Modeste Chaumier, avait �pous� un cousin �loign�, Auguste-Pierre Chaumier (1834-1903), et dont les propres parents avaient d'ailleurs �t� tous deux des Chaumier. Ce mariage a peut-�tre eu lieu en 1859. Nelly eut trois enfants : Etienne (n� en 1861, plus tard greffier du tribunal de Chinon), Gabrielle (n�e en 1863) et Henri (n� en 1868, qui fut m�decin � Issy).
Cet arbre g�n�alogique nous apprend par ailleurs que Nelly ne fut, ni la femme, ni la m�re du fameux docteur Chaumier, qui s'appelait Louis-Edmond-Jean (1853-1931) - comme j'ai pu le supposer dans l'article -, mais tout simplement sa belle-s�ur : il �tait le plus jeune fr�re de son mari. Autre singularit� : l'autre beau-fr�re, Armand-Jean-Baptiste, notaire � Chinon, s'�tait mari� en 1857 avec la jeune s�ur de Nelly, Louise, n�e en 1842.
Cet arbre g�n�alogique n'apporte aucun nom connu de l'univers guimardien. Ainsi, on en tire l'assurance presque certaine que l'architecte n'obtint pas cette commande � la faveur d'un lien matrimonial entre un Chaumier et un parent d'un de ses pr�c�dents clients. N�anmoins, on peut s'int�resser � la personnalit� d'Henri Chaumier, le plus jeune fils de Nelly. Il �tait en effet, � un an pr�s, du m�me �ge que Guimard, et exer�ait la profession de m�decin � Issy (tr�s certainement : Issy-les-Moulineaux). Ceci pourrait �tablir une connexion, t�nue mais tr�s possible, avec la r�gion parisienne, et plus pr�cis�ment avec la famille Jassed�, qui fut le plus important commanditaire de Guimard au cours de sa premi�re p�riode cr�atrice : pour Louis, il �leva l'h�tel de la rue Chardon-Lagache, � Paris, puis une tombe familiale au cimeti�re... d'Issy-les-Moulineaux ; pour son cousin Charles, il construisit une villa � Vanves, qu'un hasard cadastral situe aujourd'hui sur la commune d'Issy-les-Moulineaux. Rien n'interdit donc de penser qu'Henri Chaumier ait eu � soigner la famille de Charles Jassed�, qui l'aurait introduit aupr�s de Guimard au moment du d�c�s de sa m�re. Tout ceci rel�ve encore des hypoth�ses, mais avec l'assurance d'en savoir d�j� un peu plus.
J'ai laiss� mon article dans son �tat d'origine, c'est � dire avec toutes les suppositions qui, pour certaines, apparaissent d�j� totalement erron�es. Mais j'ai pens� qu'il �tait int�ressant de montrer le cheminement de l'analyse, avec toutes ses �tapes, pour faire sentir que l'histoire ne s'�crit pas d'un trait et passe, parfois, par d'int�ressants cheminements, plus ou moins tortueux, avec des hasards heureux et des limites frustrantes. Il y aura donc peut-�tre des suites � cette suite. Du moins doit-on l'esp�rer.
Evidemment : un tr�s grand merci � Patricia pour sa g�n�reuse collaboration. Son apport est essentiel � la compr�hension de l'histoire de cette tombe, finalement bien complexe.
Merci aussi � M. de Bercy dont j'accepte avec plaisir le commentaire. J'aimerais simplement y r�pondre ici, bri�vement, sur plusieurs points. D'abord, pour m'excuser d'avoir minimis� l'importance de Bl�r�, que j'ai un peu b�tement qualifi� de "village" (mot que je regrette et que j'ai volontairement remplac�). Pour avoir si longuement march� dans les rues de la ville, je m'�tais pourtant bien aper�u de son ampleur g�ographique. J'esp�re que tous les Bl�rois me pardonneront un mot un peu trop vite �crit.
Sur la "d�couverte" de la tombe, je reste un peu plus r�serv�. Certes, on en connaissait localement l'existence, c'est �vident. Et pourtant, il a fallu attendre l'ann�e 2016 et la communication de l'information au Cercle Guimard - qui fut le premier, avec le journal "L'Express", � en parler officiellement - pour que les amateurs de l'architecte en apprenne enfin la localisation. Dans deux v�ritables publications sur Guimard - et l'une d'entre elles exclusivement consacr�e � ses monuments fun�raires -, j'ai personnellement �voqu� la tombe de Nelly Chaumier, en d�plorant � chaque fois ne pas savoir o� elle �tait. Mais aucun Bl�rois n'avait pris la peine, � chacune de ces occasions, de me contacter pour combler ma coupable (mais n�cessaire) ignorance. Dans ce d�bat, tout le monde peut donc pr�tendre avoir raison. Mais une oeuvre d'art n'existe vraiment que lorsqu'elle sort concr�tement de l'oubli. Il y a l�, je crois, une int�ressante diff�rence entre une curieuse tombe dans un joli cimeti�re tranquille et un ouvrage in�dit d'un architecte important de la fin du XIXe si�cle. Il s'agit bien du m�me "objet", mais appr�ci� de deux fa�ons tr�s diff�rentes.
Les pr�cisions biographiques, g�n�reusement donn�es par Patricia G., permettent enfin de clairement comprendre les liens de famille de Nelly Chaumier. J'ai pourtant conserv� les hypoth�ses (effectivement fausses) de mon article originel, en m'expliquant sur cette volont� de ne pas le r��crire (du moins dans un premier temps). L'histoire de cette tombe et de sa "b�n�ficiaire" s'�crivent, peu � peu, et depuis quelques mois � peine. Je trouve utile d'en conserver et d'en communiquer les �tapes... L'histoire a �videmment �t� v�cue d'une traite, mais elle ne peut se raconter que par fragments, contradictions, v�rifications... Cette "histoire de l'histoire" n'est pas moins int�ressante.
Sur l'�loignement de Bl�r� et d'Angers, je n'ergoterai pas, continuant � penser qu'elles sont un peu plus proches l'une de l'autre que de Paris. J'ai simplement voulu souligner par l� que ces deux villes �taient assur�ment les lieux les plus m�ridionaux de l'activit� de Guimard, et tous deux situ�es sur une ligne assez droite sur une carte de g�ographie.
Il est probable qu'il doit encore exister bien des zones obscures dans mon article, et m�me dans ses compl�ments. C'est bien le risque qu'il faut accepter d'avance lorsqu'on s'engage dans une �tude de ce type, sans beaucoup d'�l�ments pour la r�aliser. Je pense n�anmoins que, sur l'identit� de Nelly Chaumier, l'essentiel est maintenant connu et l'amateur n'aura gu�re besoin d'en apprendre plus. Mais il reste - et c'est, � mes yeux, le plus important - � compl�ter notre documentation sur les conditions qui ont conduit Guimard � se voir proposer cette commande, puis � l'accepter. Mais je pense que, de nombreuses et importantes informations me parvenant assez rapidement depuis quelques jours, nous en saurons peut-�tre encore plus d'ici peu. Si tel �tait le cas, je ne manquerai pas d'ajouter un nouvel paragraphe.