
Il n�y a aucune honte � ne pas conna�tre l�architecte Paul Duport : pas un livre n�en parle et aucun site n��voque son nom sur Internet. Il semble n�avoir jamais rien construit � Paris, car son activit� n�a peut-�tre jamais d�pass� les limites de la ville de Courbevoie, o� nous avons trouv� deux villas dont il est l�auteur, ou de quelques communes avoisinantes.
Duport fait probablement partie de cette cohorte d�architectes locaux, modestes, sinon obscurs, qui sont pourtant les auteurs de l�essentiel de ce que nous voyons aujourd�hui dans la rue. L�histoire de l�architecture - certainement plus que celle de toutes les autres disciplines artistiques - s�est exclusivement nourrie de l��uvre de �vedettes�, autour desquelles elle a construit le discours, forc�ment r�ducteur, de son �volution et de ses mutations.
Paul Duport est pourtant un t�moin int�ressant de ce qu�on a parfois appel� le �proto-Art Nouveau� - quelle vilaine expression ! - pour d�finir les quelques ann�es au cours desquelles s��labore, avec des t�tonnements plus ou moins heureux, le principe et le vocabulaire du futur style 1900. N� des �crits de Viollet-le-Duc et de l��cole dite �rationaliste�, l�Art Nouveau trouve certainement son origine � l�Exposition universelle de 1889, o� les mat�riaux sont affirm�s avec franchise pour ce qu�ils sont et avec la fonction qui est la leur : la Tour Eiffel �tonne encore pour l�audace avec laquelle le m�tal est expos�.
Hector Guimard a fait ses premi�res armes publiques en 1889, construisant un modeste Pavillon de l�Electricit� en dehors de l�enceinte de l�Exposition, sans v�ritable style, mais pittoresque, principalement fait en bois et en c�ramique. Et c�est � Auteuil qu�il �difia ses premi�res maisons. Le quartier �tait rattach� � Paris depuis une trentaine d�ann�es mais appartenait encore pleinement � la banlieue, par l�esth�tique des maisons qu�on y construisait encore, petites, souvent modestes, et faisant un large usage de la meuli�re, sobrement anim�e par des balcons en bois et de l�g�res ponctuations en c�ramique, sous forme de linteaux de fen�tres ou de briques �maill�es.
C�est dans ce style �proto-Art Nouveau� que sont r�alis�s les h�tels Rosz�, rue Boileau, et Jassed�, rue Chardon-Lagache, en 1891 et 1893. Parfaitement conformes au style des pavillons de banlieue, ces �difices se singularisent n�anmoins par une certaine complication des plans et la volont� de signaler chaque espace int�rieur par des signes �vidents en fa�ade : larges baies pour les pi�ces de r�ception, fen�tres d�cal�es pour les escaliers, modestie des ouvertures des pi�ces de service. Le pittoresque, chez lui, s�exprime par la c�ramique ou d�amusants d�crochements de toiture, soutenus par des esseliers, simples poutres de bois obliques.
Les pr�mices de l�Art Nouveau sont brefs. Ils sont donc rares. C�est ce qui fait leur valeur. En effet, d�s 1895, Guimard se lan�a dans une nouvelle aventure, plus audacieuse et personnelle, entra�nant dans son sillage ceux qui construisaient dans une mani�re similaire � la sienne, comme Plumet et Benouville. Mais Lavirotte ou Sch�llkopf, par exemple, ont fait directement de l�Art Nouveau, sans en conna�tre la phase pr�paratoire.




Le hasard de la vie - qui me fait prendre le train tous les jours ! - m�a permis de d�couvrir une tr�s �tonnante maison, situ�e juste devant la voie ferr�e, pr�s de la gare de B�con-les-Bruy�res, sur la rue Jean-Moulin, � l�angle de la rue Watteau. Non sign�e, elle se caract�rise par un plan ing�nieux, des murs en meuli�re, des fen�tres d�escalier clairement signal�es, une singuli�re ar�te de mur en pierre, d�un dessin sobre, mais nerveux. Comme Guimard, l�architecte y souligne toutes les ouvertures par un rang de briques color�es. N�anmoins, � c�t� de ce pittoresque de banlieue d�inspiration parfaitement rationaliste, un �l�ment autorise une datation plus tardive, presque anachronique : toutes les ferronneries, notamment celles des deux portails, sont manifestement Art Nouveau, ainsi que les poteaux de la grille, aux jolies volutes en coup-de-fouet.
La villa de la rue Watteau n�est apparemment ni sign�e, ni dat�e. Mais elle est tr�s proche, par le m�me m�lange surprenant de proto-Art Nouveau et de Modern Style, d�une autre maison, situ�e sur la proche rue Condorcet, parall�le � la rue Watteau. Or on peut y lire clairement l�inscription : �Paul Duport 1900�.



Pareillement situ�e � l�angle de deux voies - l�entr�e de service est situ�e au 40 rue Gallieni -, on y retrouve un comparable �dicule en meuli�re, tr�s massif (sur la rue du 22-Septembre, au bout d�un grand jardin), des ponctuations de c�ramique, au-dessous ou au-dessus des ouvertures, une �tonnante ar�te de mur en pierre, mais aussi un portail Art Nouveau, dont les sinuosit�s un peu faciles et d�j� �nouilles� entourent un �cusson portant le nom de la propri�t� : �Le clos fleuri�. Pour toutes ces raisons, il semble fort probable que les deux maisons ont �t� dessin�es par le m�me architecte. Et sans doute � la m�me �poque.
Deux d�tails permettent tout de m�me de penser que la maison de la rue Condorcet est l�g�rement plus tardive que l�autre. Car ses �l�ments �modernes� sont bien mieux affirm�s. La belle ferronnerie de la grande chambre du second �tage �voque le style de transition pr�n� par Benouville, d�inspiration m�di�vale. Mais, surtout, la fa�ade lat�rale, � peine visible sur la rue Gallieni - cette m�me rue o� j�ai d�j� signal� l��tonnant immeuble aux tournesols de Coulon -, n�est pas avare en surprises. On y trouve d�abord, � l�angle, un immense esselier assez rustique, mais tr�s proche de celui que Guimard employa � la villa Jassed� d�Issy-les-Moulineaux (1893). On remarque surtout une bien �trange fen�tre d�escalier, d�une forme irr�guli�re, close par des ferronneries tr�s sobres, mais tr�s nerveusement ouvrag�es � leurs deux extr�mit�s. Ces �l�ments font immanquablement penser � deux �uvres de Guimard de sa grande p�riode Art Nouveau : le Castel Henriette, � S�vres, et le Modern Castel, � Garches, tous deux construits en 1899. La m�me ann�e, Guimard construisit aussi �La Bluette�, � Hermanville-La-Br�che (Calvados), o� il s�inspira du colombage normand, tel qu�on le retrouve ici.

Il para�t fort probable que Duport a connu les ouvrages de son confr�re. De quelle mani�re, nous l�ignorons. Il est tout de m�me troublant que pour le �Clos fleuri�, plusieurs �difices guimardiens de l�ann�e 1899 paraissent avoir servi de mod�les, m�me si Duport ne peut pas �tre accus� de les avoir copi�s. En tout cas, il reprend � son compte quelques unes de ses formules stylistiques, et presque imm�diatement. Ceci laisserait peut-�tre entendre qu�il a vu les �difices dont il s�est inspir�, aucun d�entre eux n�ayant �t� publi� aussi t�t. Ce faisceau d�indices conduit � penser que Duport a pu travailler quelques mois dans l�agence de Guimard. Celui-ci n�a jamais refus� d�accueillir stagiaires ou assistants. Nous le savons gr�ce au t�moignage de quelques-uns d�entre eux, Guimard lui-m�me ayant �t� tr�s volontairement discret sur les confr�res qu�il a pu former ou employer, leur nombre et la dur�e de leur s�jour chez lui. Or, � la suite du succ�s du Castel B�ranger, les commandes devinrent soudain tr�s nombreuses. Il n�est donc pas interdit de penser qu�il a pu faire appel, en 1899, � un ou plusieurs autres jeunes architectes pour l�aider � satisfaire ses clients. Duport aurait-il fait partie de ces collaborateurs occasionnels, profitant de son s�jour dans l�agence d�Auteuil pour voir les premi�res �uvres de son patron, d�un style moins audacieux mais particuli�rement bien adapt� � la banlieue parisienne ? L�hypoth�se para�t s�duisante, et je la livre ici pour ce qu�elle vaut... Mais il para�t au moins certain que cet architecte semble s��tre beaucoup int�ress� aux premi�res manifestations d�un nouveau style, restituant ce qu�il en avait retenu avec un certain d�sordre et sans beaucoup d�unit�. Ses deux maisons ont, au moins, le grand m�rite de nous indiquer par quels t�tonnements une nouvelle architecture s�est mise en place. Ses h�sitations sont touchantes. Son �clectisme est int�ressant. Nous sommes ici dans une pure exp�rimentation, tr�s passionnante pour ce qu�elle nous apprend sur la naissance de l�Art Nouveau.