Entr�acte n�14 : 1, rue Louis-Majorelle (Nancy - Meurthe-et-Moselle)


Pour notre premi�re excursion � Nancy, le plus important foyer d�Art Nouveau fran�ais en dehors de Paris, la Villa Majorelle s�impose d�autant mieux qu�elle fut construite par un de ces architectes que nous avons d�j� plusieurs fois rencontr�s dans la capitale : Henri Sauvage (1873-1932). Cet important chantier se situe � une �poque tr�s pr�coce de sa carri�re, ant�rieure � sa longue association avec Charles Sarazin. Il n�est donc pas n�cessaire d�insister sur ce constat : cette maison embl�matique du Modern style monumental lorrain a �t� curieusement construite par un Parisien. Car c�est bien � Paris que le projet d�une telle demeure semble �tre n�. Louis Majorelle (1859-1926) commen�ait alors � �merger v�ritablement, hors de l�ombre d�j� tr�s imposante d�Emile Gall�, notamment en se faisant particuli�rement remarquer � l�exposition d�art d�coratif industriel lorrain de 1894. Son entreprise collabora pour la premi�re fois avec Sauvage lors du nouvel am�nagement des salons du Caf� de Paris, en 1898 (1). A la m�me �poque, l�architecte rencontrait le c�ramiste Alexandre Bigot sur le chantier du Castel B�ranger de Guimard, dont il r�alisa les papiers peints dans le cadre de l�entreprise familiale. Avec Francis Jourdain, fils de l�architecte Frantz Jourdain et comme lui artiste d�avant-garde, auteur des peintures d�coratives de la salle � manger, c�est bien une �quipe parisienne qui r�alisa la maison, avec la collaboration de quelques Nanc�ens : Louis Majorelle lui-m�me pour les meubles et tout le travail du bois et du m�tal, et Jacques Gruber pour les vitraux.
S�il existait de l�Art Nouveau � Nancy depuis quelques ann�es, dans le domaine des arts d�coratifs, son �mergence dans le domaine de l�architecture, plus tardive, est paradoxalement plus confuse. On cite g�n�ralement la maison du 6, boulevard Lobau (1896), comme �tant le premier �difice construit dans le nouveau style. Son architecte fut Eug�ne Vallin, dont on conna�t ses formidables qualit�s d��b�niste, et son sculpteur, Victor Prouv� [Sur ce point, voir le compl�ment d'information, au bas de cet article]. Mais, architecturalement, cette maison appara�t bien timide, offrant � peine de vagues signes de modernit� ; c�est donc plut�t au talent de Prouv� qu�on lui doit d��tre signal�e comme pionni�re, consistant finalement en un simple plaquage, un peu artificiel, d�un peu d�art d�coratif sur un �difice tr�s simple, assez bien construit, mais aucunement r�volutionnaire.

Avec la villa Majorelle - parfois appel�e maison Jika ou �J. K.�, d�apr�s les initiales du nom de jeune fille de Mme Majorelle -, nous avons affaire � une construction d�un style beaucoup franchement d�fini. Sur son r�le dans la naissance d�une architecture Art Nouveau � Nancy, Sauvage s�exprima lui-m�me, dans un entretien tardif publi� en 1925 : �Il [Majorelle] me confia, en 1898, l�ex�cution d�une magnifique villa � Nancy. Ce fut, je crois, la premi�re maison moderne qui y fut construite. J�y travaillai deux ans, remaniant cent fois mon ouvrage.� Mais l�architecte exag�ra certainement son apport, dans le sens o� la conception du b�timent dura jusqu�en 1900, sa construction effective n�occupant que les ann�es 1901 et 1902. Entre-temps, Georges Biet avait construit la maison du 97, rue Charles III (1899), Lucien Weissenburger l��tonnante imprimerie Royer, 3, rue de la Salp�tri�re (1900), et les Gutton le bel immeuble du 9, rue Benit (1900-1901). On peut donc difficilement affirmer que l��uvre de Sauvage marqua indiscutablement le point de d�part d�une architecture moderne � Nancy, mais, par sa beaut� et son audace, elle insuffla au mouvement une �nergie incontestable et durable.

La maison ne fut �videmment pas con�ue pour devenir une sorte de manifeste de modernit�. Elle est d�ailleurs situ�e dans un quartier bien excentr�, tr�s � l�ouest du centre historique. Mais elle ne put que le devenir, gr�ce � la personnalit� de son commanditaire, l�ambition de son programme et le talent des multiples artistes qui y collabor�rent. Henri Sauvage n�avait alors que vingt-cinq ans, et son exp�rience concr�te dans le domaine de l�architecture �tait encore extraordinairement limit�e. Il n�est donc pas inutile de mentionner ici que Lucien Weissenburger (1860-1929), de treize ans son a�n�, fut un collaborateur localement pr�cieux pour mettre en �uvre un projet inventif, parfois un peu d�sordonn�, mais o� transpire sans cesse l�enthousiasme et l�audace de la jeunesse.

Complexe, la maison rev�tait plusieurs fonctions : la r�ception au rez-de-chauss�e ; les chambres � coucher, intimes et familiales, au premier �tage ; chambres du personnel et atelier de Louis Majorelle au deuxi�me �tage. Certes, depuis un peu plus d�un si�cle, la maison a �v�cu�, terme poli pour dire qu�elle a un peu souffert, perdant - en particulier - la singuli�re beaut� de son porche largement ouvert sur la terrasse, comme une bouche ouverte � la base d�un �trange visage. Mais, au prix de quelques modifications malheureuses, principalement sous la forme d�ajouts disgracieux, elle a heureusement pu sauver l�essentiel de ce qui fait son charme : sa belle cl�ture, qui d�limite la propri�t� jusqu�� l�angle de la rue du Vieil-A�tre, ses ferronneries �tranges et pr�cieuses, formant en particulier une marquise particuli�rement originale, mais aussi quelques-uns de ses plus beaux espaces int�rieurs, o� sont encore conserv�s quelques meubles tr�s int�ressants, parmi lesquels le curieux porte-manteaux du vestibule.


La collaboration d�Alexandre Bigot, auteur de tous les gr�s, int�rieurs et ext�rieurs, fut un bienfait majeur pour animer ce tr�s grand �difice de couleurs chatoyantes, de mati�res nouvelles et de formes originales. Pour Majorelle, Bigot r�alisa les mod�les originaux de tous les carreaux ornementaux des fa�ades, mais surtout la surprenante rampe en gr�s de l�escalier ext�rieur et la non moins impressionnante chemin�e de la salle � manger, v�ritable meuble monumental dont la particularit� est de ne pas �tre plaqu� contre un mur.
La villa de Sauvage apprit sans doute plusieurs choses aux jeunes architectes nanc�ens : la libert� et l�amplitude des volumes, le go�t des larges ouvertures, aux formes surprenantes et vari�es, l�abondance des balcons, et surtout le caract�re tr�s vertical des lignes, ici termin�es par d��tonnantes chemin�es, orn�es comme des troncs d�arbres h�riss� de curieuses cornes d�escargots. Cette verticalit�, presque syst�matis�e dans la capitale lorraine, n�est pas un simple effet de style. Elle pourrait m�me appara�tre comme une affirmation... politique. En effet, les annexions allemandes de 1871 ont �t� longtemps simplifi�es en �Alsace� et �Lorraine�. Mais cette derni�re r�gion n�avait essentiellement perdu que le d�partement de la Moselle : Nancy, quoique lorraine, �tait donc rest�e fran�aise. Il y eut donc une sorte de volont� � favoriser, aux portes d�un empire soudain agrandi d�une fa�on intol�rable pour l�ensemble des Fran�ais, un art contemporain qui n�aurait rien � devoir au monde germanique. L�Ecole de Nancy s�est ainsi singularis�e par ses r�f�rences r�p�t�es � l�art gothique, n� en Ile-de-France � la fin du XIIe si�cle, qui pouvait alors repr�senter une des sources fondatrices de l�art national. En ce sens, la pr�sence de pignons �troits, d�arcs ogivaux ou de galeries d�inspiration m�di�vale pouvait appara�tre clairement comme une volont� d�appartenance � une nation pr�cise. L�architecture 1900 y trouva, � Nancy, une identit� tr�s forte et sa sp�cificit�. L�iconographie, dans tous les domaines de la cr�ation, se fit d�ailleurs volontairement r�gionaliste, au sens le plus largement lorrain, et la po�sie de Victor Hugo, figure presque embl�matique de la r�sistance nationale, servit fr�quemment de r�servoir pour des titres ou des inscriptions, sur des pi�ces de verrerie ou de mobilier.


Il serait injuste de parler de cette maison de Nancy sans �voquer sa petite �s�ur�, construite � Compi�gne, sur la belle avenue Thiers, quelques ann�es plus tard [Sur ce point, voir le compl�ment d'information, au bas de cet article]. A ce moment-l�, Sauvage �tait associ� � Charles Sarazin depuis quelques ann�es. Le propri�taire �tait encore, �videmment Louis Majorelle, auquel ses affaires prosp�res impos�rent d�avoir une demeure pr�s de la capitale. Elle fut achev�e en 1908, et fit alors l�objet, au mois de mai, d�un bel article dans la revue �L�Architecte�.











Cette seconde villa est �videmment beaucoup plus modeste. Ses volumes ramass�s signalent une construction plus tardive, dans un style Art Nouveau assagi. Certes, on y retrouve des panneaux de gr�s de Bigot et de jolis travaux de ferronnerie. Mais les d�parts d�escaliers sont beaucoup plus modestes qu�en 1901-1902, les vitraux apparaissent bien plus simples, et l�entr�e de la maison se trouve rel�gu�e dans une rue obscure et �troite. Il s�agit n�anmoins d�un tr�s joli �difice, avec de belles fa�ades aux ondulations sensuelles et des toitures au mouvement gentiment compliqu�. On retiendra surtout l�agencement tr�s original des communs, unifi�s par une d�licieuse marquise, audacieusement support�e par une ferme m�tallique � la ligne simple et nerveuse.

La fid�lit� de Louis Majorelle a ses deux talentueux architectes le conduisit � leur confier, enfin, la construction de son magasin parisien du 124, rue de Provence, dans le VIIIe arrondissement (2). La demande de permis de construire de ce tr�s sobre immeuble, d�une �l�gance aust�re, fut publi�e le 13 janvier 1913, soit � une date o� le c�l�bre tandem avait d�finitivement opt� pour une simplicit� dont Henri Sauvage, lib�r� de son associ�, saura faire son credo pendant sa courte p�riode Art D�co.

La sym�trie tr�s stricte y est compens�e par l�originalit� et la diversit� des ouvertures, la qualit� des ferronneries aux motifs tr�s sobres, la pr�sence, discr�te mais efficace, de mosa�ques ornementales sur les deux principaux �tages, avec des ponctuations discr�tes en bleu marine et en or. La qualit� des mat�riaux employ�s, o� se distingue un puissant rez-de-chauss�e en granit, ach�ve de signaler au regard un immeuble qui peut figurer en bonne place parmi les derni�res belles �uvres Art Nouveau de Sauvage. Sans doute devait-il bien cela � Majorelle, v�ritable initiateur de sa carri�re d�architecte et m�c�ne fid�le.

(1) Ce travail a heureusement �t� partiellement conserv� et est aujourd�hui pr�sent� au mus�e Carnavalet
(2) Il �tait donc contigu � la fameuse maison close du n�122, connue sous le nom anglicis� de �One Two Two�...

M�me jour, quelques heures plus tard... :
Il fallait bien m'y pr�parer : un Nanc�en - et un ami, de surcro�t - me donne les informations, importantes et que je n'avais pas, qui m'ont fait faire quelques erreurs. Puisqu'il m'a �crit, et que je pense ses propos tr�s profitables, je me permets de lui laisser tout simplement la parole :
(� propos de la maison du boulevard Lobau) "Le v�ritable architecte est le jeune Georges Biet, alors �l�ve � l'ENBA [Ecole nationale des Beaux-Arts] et qui propose justement comme projet de fin d'�tude une maison de rapport et un atelier. Il est fort probable que c'est Vallin qui a l'initiative du plan et du d�cor (avec l'aide de Prouv� pour la figure sculpt�e d'angle et la poign�e-bo�te aux lettres). Il est vrai que cette maison + atelier est assez sage et ne peut que partiellement se r�clamer de l'Art Nouveau. En fait, si Vallin avait eu les moyens de r�aliser tous les d�cors pr�vus en fa�ade, elle serait beaucoup plus facilement rattach�e � ce style. Mais Vallin a toujours couru apr�s les sous�"
(Sur la villa de Compi�gne) "Attention, tu reprends une ancienne fausse information. Rien � voir avec la famille Majorelle. Le propri�taire, Marcot, �tait un militaire. La situation de la maison pr�s des activit�s hippiques de Compi�gne (chasse en for�t, hippodrome) est peut-�tre li�e � sa condition militaire."
Mea culpa...
Il est certain qu'avec ces compl�ments, j'aurais d� imm�diatement enlever la "seconde villa Majorelle" de cet article, puisqu'elle ne semble pas avoir de rapport avec le c�l�bre �b�niste. Mais cela n'enl�ve rien � son charme. Pour cette raison, je l'ai laiss�e. Et comme il faut avouer ses fautes... j'ai aussi laiss� mes b�tises. C'est ainsi qu'on avance.